Karel Sergen
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SIGNÉ GOBERTANGE
Elle vient de l’acheter et faisait la queue. Elle désire une dédicace dans son livre. Un moment de prédilection pour trouver exactement ce mot qui lui y est applicable. A présent, il devient notre livre. Quel privilège de pouvoir signer. Rien que le mot ne possède‐t‐il pas une connotation céleste ? Et en effet, la signature couvre une réciprocité qui importe, au clin d’oeil, que j’ai également à l’esprit avec ma poésie. Distance et proximité. Ecrire soi‐même le texte de telle façon que les lecteurs se sentent interpellés. Au revoir Segers, bonjour Sergen. C’est le pied quand je signe : on ne voit joliment aucune différence. 30 ans de métier, 15 ans d’identité wallonne. Il est à présent temps de célébrer la réciprocité de l’autre côté. Le village de Gobertange wallon Saint‐Remy‐Geest pérennise mon poème du village en l’affichant d’abord dans ma propre langue et ensuite en traduction française aux murs blancs du cimetière. Ce sont eux qui me signent ! Je l’aperçois depuis ma maison sur la Place. Vers 1984‐2014, est un titre qui fonctionne comme homographe, si on pouvait estimer par boutade que le néerlandais en le français fussent une même langue. En néerlandais, il signifie « neuf », en français comme un alentour. C’est exactement ce que j’avais à l’esprit avec ce recueil. Bernard de Coen m’aide à offrir au monde de Groningue à Marseille une part de mon ciel poétique. Choisie par des lecteurs devant lesquels j’attendais impatiemment. Ils signent un ou deux poèmes, en mentionnant pourquoi c’est précisément ce texte‐là qui est évocateur pour eux. C’est ainsi qu’il redevient notre livre, mais le « nous » a pris plus d’ampleur qu’à la table des dédicaces. Il s’agit d’une certaine façon d’un livre belge ainsi que d’un livre d’auteur à lecteurs. Toujours, la poésie vient à ma rencontre en tant que Femme. L’excitation réside dans l’apparition‐disparition. Juste assez voilée pour ne pas être trop dénudée, car auprès d’elle l’empereur ne porte pas d’habits ! Auprès d’elle, auprès de nous, contenu et forme se glissent l’un dans l’autre, l’un sur l’autre. Lorsque dans l’intimité de la lecture l’on est séduit par une de ces figures, on la tâte vers après vers, blanc après blanc et strophe après strophe. On la tâte à nouveau, comme l’écrivain qui en premier a enregistré sa forme dans l’étonnement de sa quête. Auteur et lecteur coïncident lorsqu’ils voient et sentent ce corps svelte et soigné. Ils se le communiquent. Il y a des détails qui sont récalcitrants, comme dans tout ce qui désire être conquis, il y a des détails qui s’abandonnent à nous et demeurent suspendus en nous comme une image que l’on ne veut plus quitter. Et toujours un paradoxe. Souvent, mon expérience est que seul l’art et certainement la poésie peuvent enseigner en même temps les deux côtés de la médaille, afin que nous nous réconcilions plus avec l’inconciliable… tout en admettant : donner un commentaire en une ou deux longueurs de sms jure avec le langage immémorial, lent qui demeure celui de la poésie. N’est‐ce pas là non plus un témoin, un paradoxe suscité ? Etant donné que seuls les néerlandophones ont pu fournir un commentaire, nous n’avons pas traduit leurs contributions en français. Pour l’essentiel, il s’avère que bon nombre de lecteurs ont été émus par la langue même. Ils y ont entendu de la musique, des flots de paroles se déchaînaient, ou encore le style minutieux rendait‐il un aspect justement plus puissant. Les gens lisent aussi de la poésie pour reconnaître un élément, parfois très clair, parfois au contraire très aliénant parce qu’il évoque ce qui semble important mais qu’on ne peut ‘localiser’. Les poèmes peuvent consoler, confondre, générer bonheur ou tranquillité. La poésie constitue dans certains cas aussi l’aire de jeu de la philosophie : elle incite à la réflexion par le truchement des couleurs et du champ associatif et bien moins par celui de la pensée casuistique de la logique. Saisir un poème, voilà qui ne constitue jamais l’intention. Être saisi par lui, au contraire, certes. Et on trouvera souvent un compte rendu de ce processus dans les commentaires. Enfin, encore ceci : le traducteur Bernard de Coen a déjà traduit plus de 5.000 poèmes néerlandais en français. C’est un parfait bilingue, même s’il prétend toujours qu’il n’existe aucun parfait unilingue… Traduire de la poésie le calme, dit‐il, et en même temps, il s’agit d’une passion : la quête d’une version idéale dans sa langue maternelle. Si certaines tournures ou paroles pourront étonner les francophones, sachez que c’est le résultat d’une collaboration intime et enrichissante avec le poète. |
Karel Sergen (Turnhout, 1954) a débuté il y a 30 ans par le recueil Zonder verhaal. Dix receuils plus tard, il effectue un retour en arrière avec une centaine d’autres auteurs/artistes réputés ou moins réputés et lecteurs ‘ordinaires’. En quelques longuers de sms, ils produisent un commentaire sur leur poème favori de l’auteur.
Ce receuil rétrospectif a été présenté dans sa maison de gobertange à Saint-Remy-Geest à l’occasion de l’inauguration du poème du village en français et dans sa langue source, le néerlandais. Il est à présent suspendu entre deux montants massifs de l’enceinte du cimet!ère. Voici la moitié de sa vie de poète que Sergen habite en Wallonie. Le sud du pays découvre désormais une partie de son eouvre par le truchement du traducteur passioné qu’est Bernard de Coen.
Vers 1984-2014 contient aussi de nouveaux poèmes. Il est précédé d’une introduction où Karel Sergen fournit les éléments de sa poétique. Par le biais d’une analyse des micro-commentaires, un portrait divers mais clair est ébauché de ce que la muse suscite chez lui en chez d’autres jusqu’à ce jour.
Karel Sergen a toujours été frontalier. La poésie foisonnait en lui. Hors de celle-ci, Karel Segers a déambulé à Bruxelles en qualité de professeur de néerlandais en humanités artistiques, successivement réalisateur de manuels, journaliste littéraire, cofondateur et animateur de l’association poétique louvaniste Mengmettaal, animateur d’ateliers d’écriture creative pour enfants, démunis et détenus. Il se démène pour les Auteurs Réfugiés au sein de PEN Flandre. A présent, il partage sa poésie avec les francophones en un florilège realisé par une centaine de plumes.
Extraits choisis
der engelen lust
toen sprak hij: wind zal er zijn, zijdewind. wind wiegde over haar buik. de maan steeg, zwol, stuurde haar krans vol door het raam. venus kreeg een blos. de vlerken aan haar schouderblad gloeiden, zij proefde der engelen lust. tongen likten, lekten. daarom, sprak hij, heb ik het harde zand geschapen, dat nat wordt voor de zee die komt en nat blijft voor de zee die gaat. in het rulle zand ligt stof. |
la luxure des anges
alors il dit: qu’il y ait du vent, du vent soyeux. le vent flottait sur son ventre. la lune se levait, gonflait, envoyait sa couronne en plein par la fenêtre. vénus rougit. les ailes de son omoplate brûlaient, elle goûta la luxure des anges. des langues léchaient, pourléchaient. c’est pourquoi, dit-il, j’ai créé le sable dur, qui se mouille pour la mer qui vient et reste mouillé pour la mer qui va. dans le sable meuble gisent les cendres. |
intercity
fichu temps, dit-elle. j’opine. la petite fenêtre du train est sale. champs et mares clos, du gros brouillard aujourd’hui. le train qui ne cesse d’avancer, rien de triomphant. quoique. il change soudain d’amble, au galop nous pénétrons dans Bruxelles. la fierté d’un train, dedans la lente tristesse d’un troupeau, acheminée pour le train-train quotidien. |
intercity
vies weer, zegt zij. ik beaam. het venstertje van de trein is vuil. velden en poelen dicht, er hangt een dikke mist vandaag. de trein die steeds maar schuift, niets triomfantelijks. hoewel. hij verandert plots van pas, in galop rijden wij nu brussel binnen. de trots van een trein, met binnenin de trage droefheid van een kudde, aangevoerd voor dagelijks het refrein. |
ground zero
lief blad, ik ben even bij je weggeweest, er was bezoek. er zijn torens ingestort, ik heb gevangenen bezocht, een vrouw als een uit het nest gevallen vogeltje verzorgd. je mag me dit niet ten kwade duiden, blad, ik was je even kwijt, zoals het hemd dat ik nu draag, kraakwit en zonder kraag. ik vond het tussen werkmanskleren terug. en, lief blad, ik heb het vannacht schoon gestreken om met jou aan tafel te gaan, aan het blankhouten blad waarin enge krassen staan, puin geruimd. |
ground zero
chère feuille, je me suis absentée un instant, il y avait de la visite. des tours se sont effondrées, j’ai rendu visite à des prisonniers, pris soin d’une femme comme d’un oiselet tombé du nid. tu ne peux pas m’en vouloir, feuille, je t’avais égarée, comme la chemise que je porte à présent, immaculée et sans col. je la retrouvai parmi mes vêtements de travail. et, chère feuille, je l’ai repassée cette nuit pour m’attabler avec toi, au support de bois blanc griffé d’angoisse, déblayé. |